Le 14 Juillet 2000, à Saint-Michel, au soir de la deuxième étape d’une « grande marche de trois jours » en Labourd et Basse Navarre, le Président de l’Association des Amis de Saint Jacques des Pyrénées Atlantiques me remet, au moment même où je souffle les 60 bougies de mon gâteau d’anniversaire, un T-shirt portant l’effigie du Saint Patron du Pèlerinage.
Dans un feuilleton ou dans une biographie romancée, l’auteur ne manquerait pas de voir dans cette délicate attention un signe prophétique, un symbole engageant l’avenir, le « déclencheur » d’un processus de réflexion qui inexorablement devait m’inciter à me lancer sur le Chemin de Saint Jacques.
Et ce « challenge » ambitieux n’apparaîtrait-il pas naturellement comme un nouveau défi à relever, lancé au moment opportun, précisément à l’occasion de mon départ en retraite, comme pour meubler le nouvel espace de liberté qui allait s’ouvrir maintenant devant moi ?
Notre petite troupe marchait déjà depuis deux jours sous la pluie et dans la boue et, tout en étant sensible à cette marque d’amitié, je dois avouer que, sur le moment, je me réjouissais tout simplement de disposer d’un vêtement propre et sec pour la randonnée du lendemain qui devait nous mener jusqu’à la Collégiale de Roncevaux.
Mais lors de mon pèlerinage, je retrouverai toujours au fil des étapes la même convivialité fraternelle, la même chaleur humaine ... et l’impérieuse nécessité de ne jamais négliger les aspects pratiques de la vie quotidienne en itinérance pour être en mesure de pouvoir poursuivre son chemin.

Le 29 Mai 2003, jour de l’Ascension, la petite graine semée presque trois années auparavant a fini par germer, et de bon matin, sac au dos, je franchis l’enceinte fortifiée de Saint-Jean-Pied-de-Port. « Il n’y a jamais que le premier pas qui coûte, » dit la sagesse populaire. Pour le randonneur au départ d’une itinérance de plusieurs semaines sur des chemins étrangers, ce dicton s’enrichit d’une signification plus profonde et toute particulière. C’est presque avec un pincement au cœur que je laisse derrière moi ces murailles qui, dans le passé, représentaient pour les populations sédentaires comme pour les voyageurs, compagnons, marchands ambulants, chemineaux et pèlerins, la sécurité qu’offraient une place-forte et sa garnison.
_ Mais l’inconnu vient exercer en direction opposée une puissante fascination délicate à définir dans sa complexité. Que symbolise dans l’esprit du pèlerin qui tourne le dos à la citadelle et aux certitudes de sa petite vie bien rangée cette première coquille stylisée qui l’invite à tout abandonner provisoirement derrière lui pour suivre le chemin ?

Le départ est rude, une petite halte à Honto me permet de reprendre mon souffle et de faire la connaissance de mes premiers compagnons de route, des étudiants venus du Texas et de Georgie ; plus loin, la Vierge d’Orisson rassemblera à ces pieds d’autres groupes cosmopolites qui contemplent émerveillés le panorama, et parmi eux de jeunes lycéens lancés dans le cadre d’un projet pédagogique sur un parcours de découverte. Insouciants, grisés par le grand air, heureux de se retrouver ensemble en dehors de leur établissement, ils reprennent en chœur les refrains des rengaines du moment.
En ce jour de l’Ascension, tout un symbole déjà, je m’efforce avec application de conserver un rythme régulier tout au long de cette montée qui amorce une étape de montagne : les cols s’y succèderont comme autant de rites de passage et d’initiation pour le néophyte. La progression est lente, silencieuse. Le marcheur en moi reste concentré sur le contrôle de sa respiration et la maîtrise des battements de son cœur. Mon esprit profite en toute liberté de cette méditation paisible pour décanter les préoccupations qui assaillaient au petit matin le pèlerin de fraîche date qui s’interrogeait sur ses motivations.

Au flux de conscience désordonné et brouillon du départ s’est miraculeusement imposé un inventaire systématique, un classement méthodique, une vision d’ensemble des éléments intervenus au moment de la prise de décision ; le menu déroulant de mon ordinateur virtuel fait défiler dans mon esprit une longue liste de facteurs à première vue hétéroclites : curiosité, soif d’aventure, goût du risque, tentation de se surpasser, volonté de se prouver quelque chose à soi-même ou de vivre à ses risques et périls une aventure vraiment personnelle, besoin d’échapper au quotidien dans la solitude ; mais aussi démarche pour trouver la paix, recherche de silence, occasion de réfléchir, de méditer, de se pencher sur son passé, d’établir un bilan, d’opérer un retour sur soi, et encore sentiment confus, mal défini, de répondre à un appel en rejoignant les cohortes de pèlerins qui au fil des siècles ont donné une âme à ce chemin ou en cherchant à communier avec eux, étape après étape, dans la découverte et l’approfondissement de leur itinéraire spirituel.

En dépit de leur nombre, de leur diversité, du désordre apparent ou du hasard de leur disposition, les pièces de ce puzzle ont fini par se mettre mystérieusement en place pour révéler un message cohérent, faire entendre un appel. Je dois reconnaître humblement que je ne suis ni le premier ni le seul à les avoir entendus ... et voilà peut-être pourquoi il semble finalement si facile d’y répondre.
Et pourtant, bien qu’elle me rassure, cette révélation ne parviendra jamais à s’imposer durablement ni comme une certitude, ni comme une évidence. Franchement, si j’en crois mon expérience, une seule vérité va finalement s’élaborer de façon définitive et me surprendre : ce n’est qu’au terme du pèlerinage, ou même quelque temps après mon retour, que je serai peut-être en mesure de comprendre ce qui m’a vraiment déterminé à partir.

Atteindre Roncevaux est l’occasion de faire un premier bilan au terme de cette première étape réputée difficile. Je me suis engagé sur le chemin, me voilà déjà en Espagne ! Alors, ai-je atteint un point de non-retour ? J’ai l’impression de m’être bien préparé et éprouve une certaine satisfaction à n’avoir pas trouvé le franchissement des Pyrénées trop éprouvant. J’ai une bonne expérience de la randonnée en plaine comme en montagne (je viens de terminer un séjour d’une semaine sur les chemins Cathares où j’ai testé mes nouvelles chaussures) ; mon équipement au prix de quelques sacrifices s’est finalement réduit très raisonnablement au strict minimum ; j’ai prudemment anticipé sur la découverte du terrain en potassant les cartes, les guides pratiques du pèlerin, et de plus je connais déjà certains tronçons grâce aux excursions et aux marches de plusieurs jours consécutifs organisées par les Amis des Chemins. Ma connaissance de l’espagnol est sommaire cependant et je ne suis pas sûr de maîtriser le vocabulaire minimum de survie. L’apôtre, lui, s’était vu conférer le don des langues !

Bref, globalement le moral est plutôt bon, et c’est avec optimisme que j’envisage l’avenir. Je me trouve même bien « chanceux » (je croise aussi un prêtre québécois sur ma route) par rapport aux pèlerins d’autrefois qui devaient affronter toutes sortes de dangers en chemin et savaient que c’est encore « pedibus cum jambis » qu’ils devraient rentrer chez eux au retour de Saint-Jacques de Compostelle. La bénédiction à la Real Colegiata vient renforcer l’impression que non seulement j’appartiens à une communauté humaine qui ignore les frontières, mais aussi que je communie avec les « jacquets » qui depuis la découverte du tombeau de l’apôtre forment une chaîne humaine tout au long du chemin.

Cette étape pyrénéenne, je l’avais déjà pratiquée à plusieurs reprises au cours de journées de randonnée, c’est un bon entraînement, j’y venais pour tester mes limites et améliorer mon endurance. Aujourd’hui elle m’apparaît définitivement sous un autre jour : jusqu’à maintenant, aux yeux du randonneur, c’était simplement une étape de montagne que j’étais fier d’avoir accomplie sans trop de difficulté ; mais, puisque je m’autorise à me considérer dorénavant comme pèlerin, Saint-Jean-Pied-de-Port - Roncevaux n’est plus modestement que la première des étapes qui mèneront vers Santiago.

Roncevaux, cette bénédiction solennelle le jour de l’Ascension, c’est presque une consécration, en quelque sorte mon baptême de pèlerin, mon intronisation au sein de cet auguste compagnonnage. Un autre rite vient marquer d’une pierre blanche cette journée mémorable : le « coup de tampon, » le « sello, » de « l’hospitalero » de « l’Albergue » sur mon Carnet du Pèlerin.
Cette discrète cérémonie clôturera dorénavant chaque soir l’étape du jour au moment de l’arrivée au refuge.
Cette attestation délivrée, le « crédencial » est soigneusement rangé ; ensuite, selon l’humeur du moment, l’état de fatigue ou ce qu’offre la ville-étape, c’est maintenant l’heure du repos, des ablutions, des préparatifs pour le lendemain, de la rédaction du journal de bord ou du courrier, d’une brève visite des monuments de la ville ou simplement d’échanger ses impressions avec les nouveaux compagnons de rencontre autour d’un verre ou à l’heure du repas.

Aucun incident au cours de mes 32 jours d’itinérance ne viendra ternir l’impression favorable que j’ai ressentie au soir de la première étape ; je vois se dissiper peu à peu les quelques inquiétudes colportées trop complaisamment par certains dès leur retour. La chance m’a-t-elle souri, suis-je né sous une bonne étoile, mon ange gardien a-t-il été tout particulièrement attentif à mon bien-être, mon horoscope était-il favorable, ai-je dans mon innocence choisi la période la plus propice au succès de mon entreprise ? Nul ne le saura jamais.

Le balisage en continu sur l’ensemble de l’itinéraire, sous forme de coquilles ou de flèches, est un fil rouge qui se dévide sans rupture tout au long du chemin ; il me sert fidèlement de guide silencieux et discret depuis le point de départ le matin jusqu’à l’arrivée à l’entrée du refuge le soir. Sa présence me rassure et son rôle de « navigateur » me permet de consacrer mon attention au « chapelet de monuments » qui, au milieu de la campagne ou dans les villes et villages, balise depuis des siècles la route, portant témoignage de la dévotion dont Saint-Jacques a toujours été l’objet. A partir d’O Cebreiro, autre étape grandiose de montagne, des bornes établissent avec précision le compte à rebours des kilomètres qui séparent encore le pèlerin de Compostelle ; tous les cinq cents mètres, avec régularité, elles sont fidèlement à leur poste pour prodiguer de façon muette leur encouragement à ne pas céder à la tentation de renoncer. Le but est proche, presque à portée de main, semblent-elles murmurer avec douceur.

Le chemin est en bon état, bien entretenu d’un bout à l’autre, praticable sans difficulté pour un randonneur moyen même peu aguerri ; le passage des cols pyrénéens lors de la première étape est un test suffisant pour évaluer ses capacités physiques. Deux autres étapes de même catégories devront être affrontées ultérieurement : Le Cebreiro (1293 mètres) et la Cruz de Ferro (1504 m) mais le dénivelé positif est moins important car la montée ne démarre pas au niveau de la mer. Lorsque la piste se réduit à un étroit chemin herbeux entrecoupé de ravinements susceptibles d’être inondés en cas de pluie, le topo-guide signalera une variante moins scabreuse.
De même, ce précieux livret que je consultais à chaque halte ou à la veille de chaque étape, ne manque pas de signaler les détours justifiés par un site, une curiosité ou un monument remarquable : Eunate, les « cent portes, » église octogonale dans son écrin d’arcades ouvertes sur la campagne, bien que située en dehors du Chemin Navarrais et relevant du Chemin Aragonais, restera un souvenir impérissable en raison de la puissance des vibrations émises par ce monument presque ésotérique de conception. La formidable église des Templiers, Santa Maria la Blanca, de Villalcazar de Sirga associe roman et gothique, obéissant de surcroit aux principes qui présidaient à la construction des forteresses, et nul ne regrettera d’avoir cédé à la tentation de faire ce détour à quelques lieues de Carrion de los Condes.

Le topo-guide ou au moins le jeu de cartes avec commentaires de l’itinéraire fourni avec le MILLAN-BRAVO est indispensable pour réajuster en cours de route (et parfois en cours d’étape) le découpage théorique élaboré de façon trop rigide avant le départ. Les retards, contretemps, imprévus doivent pouvoir être pris en compte et gérés avec souplesse.
Comme tout le monde, je peux illustrer les circonstances fortuites qui ont entraîné une modification de mon planning prévisionnel.
Certaines étaient inévitables, incontournables, d’autres librement choisies et assumées : Retrouver un objet indispensable perdu ou oublié en route, (Merci Saint Antoine de la part d’un étourdi), rattraper autant que faire se peut le temps perdu pour s’être trompé de chemin à Calzada del Coto en ne remarquant pas une flèche de changement de direction (faute vénielle d’inattention ; la sanction reste indulgente : 8 kilomètres supplémentaires, mais au milieu des champs et sur le plat !), patienter jusqu’à l’ouverture de l’épicerie, de la boulangerie, du bar (pour le petit déjeuner, un bon café bien chaud, une bière bien fraîche), de la pharmacie (rupture de stock de « compeeds, ») ou du « centro de salud » où j’arrive clopin-clopant avec des ampoules qui n’impressionnent plus les infirmières qui « rechapent » les pieds qui vont bientôt repartir comme neufs avec de surcroît quelques paroles d’encouragement.
Je m’attarde aussi, mais alors cette fois de mon plein gré, en prolongeant la pause après le pique-nique pour échanger des souvenirs, voire des idées, avec les pèlerins qui sont venus me rejoindre sur le talus ou à l’ombre du seul arbre à des lieues alentours ; Leon, j’attends l’heure de visite de la cathédrale, la « Pulchra Leonina, » pour admirer les vitraux ; Puente de Orbigo, qui pourrait résister à la tentation de descendre sur les rives pour admirer l’élégance de l’architecture des arches du pont roman ; une modeste fontaine de village où chacun remplit sa gourde est un lieu de rencontre entre locaux et itinérants, on y apprend que l’eau évidemment y est plus fortifiante que celle des villages alentours ! Ici, le village de Boadilla del Camino fête Saint-Antoine qui lui accorde sa protection, là une procession occupe la rue principale d’Acebo à l’occasion de la Fête-Dieu. Je m’attarde, l’accueil des pèlerins par la population est à la fois chaleureux sur un mode plutôt bon enfant et aussi respectueux et admiratif. Un « tag » à l’entrée de Najera, ramasse en une formule condensée cette hospitalité réservée au pèlerin et l’invite à se sentir chez lui dans cette ville-étape : « Peregrino, en Najera, Najerino ! »

Contrairement à tout ce que j’avais cru entendre, le chemin attire également beaucoup de jeunes, et des actifs qui ont choisi de faire un « break. » Quelques universitaires de pays d’Europe Centrale, mais aussi des étudiants originaires d’Amérique du Sud, un réalisateur de films et sa jeune compagne pour qui l’épreuve physique s’avèrera trop difficile et qui abandonnera à Viana.

Certains pèlerins arrivent de pays lointains : des Japonais qui ne constituent pas un groupe mais qui voyagent deux par deux (un couple très jeune, deux femmes d’âge mûr, et deux hommes plus âgés) ; des Européens curieusement venus le plus souvent des pays où les catholiques sont minoritaires (Finlande, Pays-Bas, Allemagne). Je croise aussi sur un chemin bien ombragé juste avant d’entrer en Galice un groupe d’Américains dont l’élégance vestimentaire est surprenante en ce lieu retiré et qui, chaperonnés par un guide, font à titre purement symbolique un petit bout du chemin. Le car climatisé ne doit pas être garé bien loin ... Mais je rencontre également des Français, hommes et femmes, qui sont partis il y a déjà plusieurs semaines, les uns de Vézelay, d’autres du Puy en Velay, l’un même de la Tour Saint-Jacques à Paris. La majorité tout comme moi a entrepris le pèlerinage à Saint-Jean-Pied-de-Port.

Les Vététistes sont nombreux, pour la plupart Espagnols ou Italiens ; évidemment ils doubleront le pèlerin à pied que je suis, mais toujours avec prudence et courtoisie, et souvent en lâchant au passage en signe d’encouragement un « Buen Camino » chaleureux. Dans leurs tenues fluo d’hommes-grenouilles égarés sur la terre ferme, ils forment cependant un monde à part, des sportifs attentifs au bon état de leur machine (le camion-atelier les suit, prêt à intervenir) et préoccupés par leur moyenne. Le piéton tout au contraire se félicite de mettre respectueusement ses pas, un pied puis l’autre, dans les traces des pèlerins d’antan. Invisibles, mais présents, ces précurseurs habitent toujours le chemin, lui donnent une âme, et protègent avec attention et bienveillance le nouveau venu qui progressent sur leurs traces.
Le Vététiste ne s’est pas détaché sur la piste qu’il parcourt en pédalant du monde qu’il vient de quitter : Dans la longue et abrupte descente vers Astorga, avant la Cruz de Santo Torribio, un peloton d’Américains s’arrête à ma hauteur, ils ont perdu le plus jeune d’entre eux qui s’est « échappé » pour finalement se tromper d’itinéraire ! Un tonitruant « Vive la France » ponctue leur départ ; comme parfois certains Espagnols, il salue ainsi le refus de la France de participer à la guerre d’Irak ! Cette allusion à l’actualité, importune par son intrusion dans le pèlerinage, reste exceptionnelle.

En Juin 2003, le Chemin n’était pas surchargé, ni même encombré. J’ai pu marcher des heures pour ainsi dire sans voir de pèlerin, ni devant moi, ni derrière moi. Cette solitude relative est propice à l’élimination des sources de distraction, de préoccupation ou de perturbation. Les pensées « parasites » se trouvent effacées, gommées, dans ce silence qui permet de se recentrer, de retrouver son unité ou de communier avec la nature comme avec soi-même.

Le respect de l’autre et la solidarité sont de règle, et la vie en communauté dans les refuges s’en trouve grandement facilitée. Les pèlerins finissent par former une société sympathique et solidaire, liée par des préoccupations communes et (sans doute) des idéaux partagés. De même qu’ils ont sacrifié le superflu qui encombrait leur sac à dos, « Mon sac est rempli de privations » dit-on malicieusement, ils tendent à éliminer les propos insignifiants, les bavardages inutiles. Les titres raccrocheurs de la « une » des journaux, le sensationnalisme de la presse à scandale, les commérages de la rubrique « people » n’y ont pas droit de cité. Notre monde « plein de bruit et de fureur » semble maintenant bien lointain, étranger à nos préoccupations.

Les « refuges » que j’ai fréquentés étaient propres, bien équipés, confortables, et l’accueil par des bénévoles toujours chaleureux, cordial, sympathique. Pour la plupart, ces lieux d’hébergement ont une atmosphère d’Auberge de Jeunesse, mais c’est de certaines « Albergues » particulières dont je me souviens avec le plus d’émotion : l’ambiance y était plus recueillie, je serais tenté de dire « évangélique, » empreinte de religiosité vraie, de générosité, d’humanité. San Juan Ortega tout d’abord, pour le sermon de son curé qui en prêchant sait parler à chacun d’entre nous, mais aussi Ruitelan pour la subtilité de son empreinte bouddhiste ou encore Ligonde pour la fraîcheur candide qui anime ces jeunes « missionnaires » Américains venus du nouveau-monde pour ranimer par leur ferveur et leur enthousiasme la foi dans notre vieille Europe. .

En conclusion, si la « randonnée au long cours » fortifie le corps en éliminant les toxines, elle favorise également la production d’endorphines, source selon les biologistes de sérénité, de sagesse et de lucidité ; la marche symbolique du pèlerin vers le tombeau de l’Apôtre purifie le mental en éliminant les ondes négatives qui nous agressent et nous perturbent inutilement. Cette décantation rétablit alors des priorités parmi nos préoccupations et permet aux questions essentielles que chacun doit se poser sur sa condition de retrouver dans l’esprit la place qui leur revient.

Le pèlerinage est plus et autre chose qu’une simple épreuve physique ; c’est avant tout une « quête » au cours de laquelle paradoxalement on se dépouille pour s’enrichir d’une liberté qui n’est authentique que parce qu’elle est durement acquise et pleinement méritée.
Alors que le pèlerin chemine pas à pas vers ce clocher aperçu dans le lointain malgré la brume matinale, la nef peu à peu va lui apparaître à son tour par delà le sommet de la colline et enfin, au terme de cette lente progression, ce « steeple-chase de la Foi, » il se retrouve sur le parvis devant le porche de la Maison de Dieu, humble chapelle de village ou majestueuse cathédrale.
Randonneur, touriste, pèlerin, de quelle défroque s’affublera-t-il pour gravir à Compostelle Plaza del Obradoiro l’escalier monumental qui mène au parvis de la Cathédrale et s’avancer dans la nef jusqu’au maître-autel où trône Saint-Jacques en habit de « peregrino » ? Chacun garde précieusement dans le secret de son cœur sa propre réponse au terme de cette longue quête, de ce lent cheminement, de cette démarche gratuite mais nécessaire, fondamentale, essentielle.
Et si, pour reprendre l’interrogation du prêtre de San Juan de Ortega, Santiago n’était pas l’étape finale, mais au contraire l’amorce d’un nouvel itinéraire spirituel, non un aboutissement, mais un commencement ?