Moments d’émotion

Il est difficile de transmettre par des mots ce qu’un pèlerin comme moi ressentait profondément à certains moments du parcours.
Le départ du Puy fut un moment privilégié. Il y eut d’abord, à 7 heures le matin, tout au fond du chœur de la cathédrale, cette messe toute simple à laquelle nous étions une quinzaine de pèlerins, après laquelle il y eut cette bénédiction spéciale et cet envoi de l’évêque. Je sentais qu’à ce moment, bien des grâces m’étaient données.

Puis cette marche avec ma famille, jusqu’aux portes de la ville ; le temps des adieux, et bientôt ce sentiment de m’être lancé dans une folle aventure, sur cette longue route que je devais suivre jusque bien au-delà des Pyrénées. Je m’étais entraîné à la marche durant des semaines, en préparation de ce pèlerinage. Mais maintenant c’était bien vrai, ce n’était plus un rêve. J’avais peine à croire que mon pèlerinage avait commencé.
Puis ce fut, bien vite, l’émerveillement face à la beauté de la nature. Entre le Puy et Conques, au mois de juin, le paysage est une réelle splendeur. Quel régal de marcher au milieu de genêts en fleurs comme je n’en avais jamais vu de si beaux ! Le Chemin se frayait un passage entre des prairies parsemées de mille fleurs et je remarquais que la nature n’est jamais si belle que lorsqu’on la laisse s’équilibrer d’elle-même. Il y avait des endroits sauvages absolument merveilleux. Sincèrement, je les ai beaucoup plus admirés que toutes les créations des plus grands jardiniers. Je me suis demandé alors si on avait vraiment enrichi la nature en inventant le gazon.
Il y avait aussi ces parfums qui remplissaient l’air aux différentes heures de la journée. Quelle merveilleuse sensation me procurait le fait de quitter le gîte avant l’aube, dans la fraîcheur de la nuit, puis de voir le jour se lever et le paysage s’illuminer sous les premiers rayons du soleil, tandis que je foulais cette herbe encore lourde de rosée qui exhalait des senteurs de foin humide.
Un autre moment d’émotion fut lorsque j’eus la surprise de me trouver soudain face à cette immense chaîne des Pyrénées. J’en étais encore à plus de 100 km. Lorsque j’arrivai à un endroit qui s’avançait un peu comme un promontoire, en faisant abstraction du premier plan et posant mon regard au loin, directement sur ce massif montagneux, je réalisai que j’avais exactement la même vue que les tout premiers pèlerins. Je ne voyais rien de différent que ce qu’ils pouvaient eux-mêmes contempler. Avec le même éclairage, et bien sûr le découpage des massifs n’avait pas changé. Je me disais comme eux : " C’est donc cela que je vais bientôt traverser ! " A une petite différence près, c’est que les pèlerins d’autrefois étaient bien ignorants de ce qu’ils allaient trouver derrière et que déjà dans ces montagnes, bien des dangers les attendaient.
Une grande joie, pour moi, fut aussi de me faire le compagnon de route d’autres pèlerins et de les accompagner, au moins pour quelques étapes, au cours de mon pèlerinage.
J’ai déjà cité Gilbert, le flamand. Il était parti d’Auxerre et avait fait route vers Le Puy en traversant les Monts du Forez, pour aller jusqu’à St Jean Pied de Port. Mais il y a eu bien d’autres rencontres et je ne pourrais toutes les décrire. Il n’y a pas que des jeunes et des hommes dans la force de l’âge sur le Camino.
Il y avait ces deux sœurs, qui n’étaient pourtant plus de la prime jeunesse. J’ai encore en mémoire ces quelques mots échangés dans la cuisine du gîte, avant le départ du matin. L’une d’entre elles, toute cassée en deux, voyant un pèlerin entrer dans la pièce et lui dire bonjour, lui répondit :

  • " Oh ! pardonnez-moi, je ne vous avais pas reconnu. Sans mes lunettes je ne vois plus rien. Et puis vous savez, en plus, on est sourdes toutes les deux ".
    Et d’ajouter ensuite :
  • " Ah ! j’oubliais, il y a une chose que j’entends très bien sur le Chemin ". Puis, après une seconde de silence et ne pouvant cacher son ravissement :
  • " C’est le chant des oiseaux ! "
    Elles ne faisaient que des étapes très courtes et ayant décidé de prendre tout leur temps, comptaient bien arriver un jour à St Jacques...

En arrivant à Sahagun, je me liai d’amitié avec trois andalous. Nous fîmes connaissance à mon arrivée au gîte tenu par la communauté des Bénédictines. Ils faisaient leur pèlerinage à VTT. Deux jeunes hommes accompagnés du fils de l’un d’eux. Ils s’appelaient tous les trois : " Manuel ".
Avec le rythme que je tenais, nous avons fait pratiquement les mêmes étapes durant les 400 derniers kilomètres et avons eu la joie d’arriver ensemble à Santiago. A chaque départ d’étape nous ne savions jamais si nous aurions la chance de nous retrouver le soir, et pourtant c’est à peu près ce qui s’est passé avec de nombreuses rencontres imprévues en cours de route qui nous mettaient toujours en joie. Comme ils empruntaient rigoureusement le Chemin des randonneurs, ils se trouvaient fréquemment ralentis, soit par des côtes très rudes, soit par des tronçons qui n’étaient faisables qu’à pied, et encore, avec difficulté. !
C’est lors d’un de ces fameux passages, dans un chemin en pente, qui n’était qu’un éboulis de rochers, alors que je les avais pour la énième fois rattrapés, que je ne pus me retenir de les doubler.
Rassemblant toute l’énergie que j’avais encore dans les mollets, je me mis à courir devant eux, sautant d’une pierre à l’autre en tenant mon bâton en l’air, tout en chantant d’un air moqueur et joyeux tandis que mon sac me ballotait sur le dos, les laissant pour quelque temps se débrouiller très loin derrière avec les aspérités naturelles du Chemin. Ce qui, un peu plus tard, fit dire à l’un d’entre eux : " Pero Luis, eres un saltamontes ! ".
C’est aussi dans l’un de ces parages, à un moment où ils reprenaient de la vitesse, que je surpris la réflexion lancée par un homme, du haut d’un champ qui surplombait le Chemin.
Il leur dit qu’on avait pas idée de faire cela à vélo, et que normalement c’était à pied qu’il fallait aller à Santiago. Quand j’arrivai à sa hauteur je lui dis :

  • " Eh bien ! vous voyez, moi je vais presque aussi vite à pied ".
    Et l’homme me répondit, comme si c’était pour lui une évidence :
  • " Es que Dios le acompana ! (C’est que Dieu vous accompagne !) "

Je me souviens aussi de mon arrivée à O Cebreiro, après 50 km difficiles et un important dénivelé. Il y avait un fort vent et le soleil du soir illuminait le paysage que surplombait ce petit village de montagne. L’un des trois Manuel se trouvait devant le refuge au moment où j’arrivai. Dans la joie de se retrouver à nouveau il me dit : " Je savais que tu le ferais ! "
Nous nous retrouvâmes, un peu de la même manière, à Santiago.
Mon arrivée à St Jacques ne fut pas une apothéose telle qu’on pourrait se l’imaginer. Je n’oublierai jamais la dernière étape. On m’avait dit que pour bien apprécier la Galice il fallait aussi la connaître sous la pluie. Pour mon arrivée à St Jacques je fus servi !
Cette dernière étape faisait plus de soixante kilomètres et j’avais décidé d’arriver le vendredi 13 juillet pour gagner une journée.

La pluie s’étant mise à tomber dès le matin, je ne pus empêcher l’eau de pénétrer dans mes chaussures, jusqu’à les en imbiber complètement. J’arrivai de nuit, passablement fatigué, sous une pluie battante, un vent très fort, et un épais brouillard, cherchant à l’aveuglette les fameuses flèches jaunes du Camino qui devaient me conduire jusqu’à la Cathédrale. Celle-ci se trouvant fermée, ce ne fut que le lendemain que je pus y pénétrer et remercier St Jacques d’avoir pu tout accomplir.. Mais au fond de moi-même, j’étais profondément heureux et les conditions difficiles de cette dernière étape ne me semblaient rien en proportion de la joie que j’avais d’être arrivé au but.
J’avais bien conscience que c’était un peu fou de faire des étapes aussi longues, mais c’était plus fort que moi, je ne pouvais m’en empêcher. Toutefois, il y eut un moment où, du fait de la transpiration très abondante, causée par la chaleur, et vu mon état habituel de maigreur, je me demandai si je ne devais pas être plus attentif à ne pas perdre trop de poids. En ayant fait la remarque à mon fameux Manuel il me dit :

  • " Es verdad que tienes una cara de monje ! (C’est vrai que t’as une tête de moine !) " Ce qui ne fit que renforcer mes craintes. Avais-je maigri tant que cela ? Qu’allait dire ma femme à mon retour ?
    Lorsqu’en approchant de Santiago, mon ami Manuel (toujours le même) me lança ce défi :
  • " Si tu veux, tu peux être à St Jacques ce soir. "
    Je m’entendis lui répondre :
  • " Tu n’y penses pas, c’est beaucoup trop loin. Il n’en est absolument pas question. Je suis décidé à faire deux étapes. D’ailleurs, c’est bien toi qui as dit que j’avais une tête de moine !
    Et Manuel voulant se racheter : " Si ! pero de monje guapo ! (Oui ! Mais une belle tête de moine !) "
    Ce fut seulement le lendemain, de façon tout à fait inespérée, que nous nous retrouvâmes au milieu de la foule des pèlerins. Incroyables retrouvailles, qui finirent par inspirer à mes amis cette parole :
  • " Para nosotros, fuiste un angel ".
    Il est vrai qu’à certains moments je me suis senti avoir des ailes. Humainement, je ne comprends pas comment j’ai pu accomplir tout cela. Il y a un mystère...Et je pense réellement que le Chemin de Santiago est bien gardé par les anges, ils y sont présents de toutes les manières.

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