Cheminer, c’est d’abord prendre la décision de partir : quitter son confort intellectuel, ses certitudes qui ont bloqué et enfermé dans une gangue opaque la relation à l’autre. Placer son corps dans une relation directe avec le monde extérieur et essayer de positionner son âme dans cette relation si particulière à la Nature et à son Créateur. Force et Beauté seront les piliers essentiels dans ce cheminement. La Sagesse sera plus diffuse, perceptible lentement au fil des jours quand espace et temps seront vraiment dissous.

 

 Dans l’émotion du départ, les questions se bousculent : Vais-je y arriver ? Jusqu’où pourrais aller ? Quel est le but profond de ce cheminement avec moi-même ? Est-ce le Chemin lui-même ou un lieu précis d’arrivée ? L’intellect est encore là, envahissant ! Les rudes montées du début vont très vite les dissoudre, rendant bien secondaires les satisfactions de l’esprit. Poser des millions de fois un pied devant l’autre sur un Chemin foulé pendant des siècles par des milliers de cheminants, est-ce nécessaire pour se relier au Divin ? La réponse ne peut apparaître au début de ce cheminement : Espace et temps sont encore trop distincts.

 

 L’Espace est perçu comme immense et je me dis que je n’aurais pas le temps pour le parcourir. Tout cela va évoluer au fil du temps ! D’abord, il est vain de se fixer une limite de temps : certes, l’inquiétude de trouver un abri à la fin d’une étape va bousculer une échelle de temps trop précise ; il s’y ajoute une échelle de distance : fatigue, douleurs diverses, emplacement d’une étape possible, découragement, doute, peuvent imposer un raccourcissement du cheminement.

 L’essentiel est ailleurs : il faut apprendre à « lâcher prise »  ! Le temps du Chemin est un temps sacré qui participe à l’éternité. Il faut le laisser m’envahir. Le Chemin est semblable au désert : il apprend à être le nomade cherchant l’Unité primordiale et peut être aussi sa source.

 

Au début, j’ai perçu le Chemin comme un parcours géographique. Peu à peu, je l’ai perçu comme un voyage dans un passé historique et enfin comme le voyage dans les profondeurs de mon être, découvrant ainsi un pays n’existant sur aucune carte ni dans aucun guide.

 L’outil essentiel dans ce cheminement sera donc le Silence. Décider de cheminer seul, c’est déjà le début de l’apprentissage du silence. Je vais découvrir que ce silence est en fait très habité. Quand arrive le sentiment de plénitude dû au fonctionnement des endorphines, il y a une mise à l’unisson de mes fonctions physiologiques et sensorielles. L’acuité sonore devient très grande et je perçois la corrélation entre le rythme de mes pas (action que je décide) et le battement de mon cœur (action automatique). Le silence m’enveloppe comme un fluide dont le bourdonnement assourdissant est semblable à un monde sous-marin qui évoque peut être ma vie intra-utérine. Le Chemin traverse souvent d’immenses paysages nus, déserts, sans aucun arbre où pourraient gazouiller des oiseaux : il ne reste que le bruit des pas et des bâtons. Je suis relié à la terre non seulement par mes pieds, mais aussi par mes bâtons dont le bruit sur le sol va devenir un véritable métronome. Chaque pas émet un son particulier bien plus éphémère que la trace de ce même pas sur la terre que la pluie (eau) ou le vent (air) effaceront plus tard.

 

Mettre un pied devant l’autre et recommencer comme dit la chanson, c’est aussi regarder plus souvent la terre que le ciel. S’il est dit que « Ce qui est en Haut est comme ce qui est en Bas », c’est sans doute vrai sur le plan spirituel, mais pas dans le quotidien des montées et des descentes ! Apprendre à observer le Chemin est bien le premier pas pour s’apprendre soi-même. Plus l’immensité de l’horizon m’enveloppe et plus je me sens proche d’un univers intime. Le superflu est éloigné, il ne reste que l’essentiel. J’apprends à vider mon sac au propre comme au figuré dans un dépouillement progressif à la fois physique et mental. J’oublie le « je » et devient totalement réceptif à tout ce qui m’entoure. Mes sens se confondent : j’écoute avec mes yeux, je regarde avec mes oreilles. Fatigué, je cueille une mûre qui me parait merveilleusement savoureuse et donneuse d’énergie.

 

Energie. Tout le Chemin est un réservoir d’Energie qu’il me faut savoir appréhender. A l’occasion d’un Office dans une ancienne commanderie Templière, l’officiant accomplit le rite chrétien et bénit pèlerins et cheminants unis dans une véritable chaîne d’union. Je reçois avec intensité cet échange d’énergie tant horizontal que vertical. Le sommeil peut raviver l’énergie perdue, mais il y a d’autres moyens plus subtils : commencer son Chemin à la fraîcheur de la nuit, totalement seul, encore à jeun, tout en admirant la voûte étoilée où la Voie Lactée illumine la direction du Chemin.

Il m’a été donné un jour, après Castrojeriz, d’arriver au petit jour après une forte montée, sur un plateau désertique balayé par un vent glacial. Mes yeux ne distinguaient partout que du noir autour de moi et de tous côtés jusqu’à l’infini. Une chaleur surprenante rayonnait du sol noirci par les brûlis, contrastant avec le vent glacial qui soufflait. Dante aurait il ainsi vu l’Enfer ? Alors que jusque là je n’avais senti que terre, eau, air, je me retrouvais confronté violemment au feu sensé purifier, mais quoi ?

 

Très éprouvé par cette sensation de feu dans cette solitude à la fois chaude et glacée, j’ai essayé de relier ma conscience au Divin. Mais que c’est difficile !

 

Il n’y a pas de hasard, encore moins sur le Chemin qu’ailleurs. Ilias, jeune pèlerin venu du Lichtenstein, souffrant d’ampoules, a ralenti son pas et cheminé un moment avec moi. Abordant la spiritualité, il me dit transporter quelques livres avec lui. Surprise : un petit volume de Maître Eckhart. Nous nous asseyons au bord du brûlis du Chemin et méditons sur cette pensée  : « L’âme vient de l’Unité divine mais la création l’a placée dans le monde réel au sein de la multiplicité et il lui faut s’en abstraire pour retourner à l’Unité ». Ainsi ces quelques instants avec Ilias m’ont fait mieux appréhender de « Retrouver la béatitude infinie au point Central où tout est Un ».

 

Deux jours plus tard, toujours au petit matin, j’ai la surprise de découvrir à un passage de col en région désertique et froide, une grande spirale de plusieurs dizaines de mètres de diamètre faite de pierres du Chemin. Fatigué par la montée et ayant très froid, je n’ai pas su trouver le temps de la parcourir en entier jusqu’à son centre. Cela restera un des regrets de mon Chemin.

 

A Eunate, j’aurai la joie de toucher et de suivre avec mes doigts les deux spirales directes et inverses sculptées au XII° siècle dans ce haut lieu symbolique où une représentation de Baphomet voisine avec les Vierges folles et les Vierges sages ! Ces deux spirales auront contribué à me conduire vers le centre et à m’approcher un peu de cette Sagesse que toute la Beauté et la Force du Chemin m’ont apportée.

 

Le Chemin, qu’il soit de pierres, d’herbe, de mousse, de ciment, de terre, d’eau, de feu, façonne, transforme, modifie profondément celui qui s’y donne. Il est Chemin de modestie et de silence mais aussi porteur d’une forte spiritualité et d’échange. Le vrai chemin a commencé à mon arrivée. Et celui-ci sera beaucoup plus long à parcourir.

 

Chacun peut faire un Chemin. Il n’est pas nécessaire de faire des centaines de kilomètres pour essayer d’atteindre le Centre. Dans le silence de sa chambre, on peut aussi cheminer très loin et essayer de l’atteindre. C’est seulement beaucoup plus difficile !

 

Que la Beauté du Chemin te donne la Force d’atteindre l’Etoile de Compostelle et d’y acquérir la Sagesse…

 

Ultréia !

 

 

 Jean-Marie Sicard  troisdemi(chez)msn.com