« CAMINO MOZARABE a SANTIAGO » et « RUTA del CALIFATO » : « al-ANDALUS »

 

« Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux. » (Marcel Proust.)

 

 

Grenade, Plaza Bib Rambla, « porte du soleil. » Quel symbole pour ce départ sur le « Camino Mozarabe a Santiago » qui suit la course du soleil : Initié au Levant, sur le pourtour de la Méditerranée, il va tendre vers le Ponant, « la fin des terres, » au-delà de Saint Jacques de Compostelle, où il rejoint en Galice l’Océan Atlantique, « mer du couchant, mer ténébreuse, » ainsi baptisée avec épouvante par les marins avant Christophe Colomb.

 

A deux pas, sur la Plaza Real, je croise le « Penseur » de Rodin que cette première rencontre avec l’Andalousie semble bien plonger dans une profonde méditation. A mes yeux, le dépaysement est complet ; j’ai fait le choix de me lancer sur cette voie peu fréquentée pour sortir des sentiers battus : partir de Grenade et rejoindre à Mérida la « Via de la Plata. » L’avenir en décidera autrement …

 

Ce « Camino Mozarabe a Santiago » peut-il vraiment prétendre à une justification historique ?

 

Si « al-Andalus » signifie étymologiquement « terre des vandales, » c’est surtout le royaume musulman le plus puissant qui ait jamais existé en Europe. L’Histoire a connu dans cette région des époques de paix et de prospérité pendant lesquelles une civilisation brillante trouvait les conditions de son épanouissement ; elles alternaient malheureusement avec des périodes de luttes armées ou de répression, et alors une politique impitoyable visait à faire disparaître les vaincus, exilés ou convertis de force, et à éliminer toute trace de leur passé et de leur culture.

 

Les origines historiques du « Camino Mozarabe » remontent aux pèlerinages des Chrétiens des antiques royaumes musulmans, les Mozarabes, qui s’étaient vu accorder par leurs nouveaux maîtres, essentiellement dans les villes, la liberté de culte. Leur chemin suivait la « Ruta del Califato, » le réseau de chemins de transhumance, puis de voies romaines, qui reliait les plus importantes capitales de l’histoire hispano-musulmane, Cordoue, et Grenade. Al-Mansour le « Victorieux » empruntait ces chemins pour aller mettre à sac Santiago, les armées de la Reconquista les empruntaient en sens inverse pour reprendre et libérer du joug arabe les villes occupées.

 

Les côtes d’Andalousie sont baignées à l’Est par la Méditerranée et cette région s’épanouit, dès l’Antiquité, en assimilant les apports des pays du Bassin Méditerranéen. En outre, au sud, seul le Détroit de Gibraltar la sépare de l’Afrique ; du sommet du Mulhacen (3481 mètres) dans la Sierra Nevada, le regard découvre par temps clair les côtes d’Afrique du Nord. La richesse de l’Andalousie devait évidemment exciter des convoitises et attirer en Europe, dans ce royaume alors wisigoth de Roderick, les envahisseurs venus des pays qui bordaient cette « mer fermée. »

 

Le « Comentario al Libro del Apocalipsis de San Juan, » dit « Beato de Liébana, » rédigé par un moine de Santo Toribio en Cantabrie « calmait le désarroi spirituel des croyants de l’époque, préoccupés par les maux de leur temps, la « fin du monde » proche, et la mort. De telles catastrophes étaient personnifiées en Espagne par l’invasion islamique et la fin du règne des wisigoths. »  

 

L’Andalousie est géographiquement, et deviendra historiquement, « un pont entre l’Orient et l’Occident. »

Mais l’Andalousie s’ouvre également sur l’Atlantique. Et les navires de haute mer remontaient depuis le port de Cadix jusqu’à Cordoue en suivant le cours du Guadalquivir ; son nom d’origine arabe, « Guad-al-Quivir, » désigne ce « grand fleuve » de plus de six cents kilomètres qui traverse d’est en ouest les plaines fertiles de la province avant de se jeter dans l’océan. .

 

Les évènements s’imbriquent de façon surprenante dans l’histoire de cette province ; certains détermineront de façon décisive la façon dont allait s’orienter, à l’échelle de l’univers, pour les siècles à venir, le cours des choses : Grenade, après 778 longues années d’occupation arabe, est reprise par les Rois Catholiques aux musulmans le 2 janvier 1492 ; aussitôt après la reddition, la Reine Isabelle fait prévenir à Pinos Puente Christophe Colomb en route pour la France, qu’elle lui accorde les moyens nécessaires pour explorer « la route des Indes orientale par l’ouest. »

 

La foi du Génois nous ramène à la Reconquête et même à l’esprit des croisades : « Christophe Colomb tenait comme déjà réalisée sa découverte de terres ignorées, auxquelles il aurait le bonheur d’annoncer le Christ rédempteur … Il avait résolu, au moyen des trésors qu’il retirerait de ses découvertes, d’affranchir le Saint Sépulcre du joug des musulmans … et d’arracher aux profanations de Mahomet le tombeau de Jésus Christ. » (Roselly de Lorgues, Christophe Colomb, « Histoire de sa Vie et de ses Voyages. (1856) »

 

Mais les trois caravelles affrétées par le grand navigateur prendront la mer du Port de Palos (près de Huelva, à l’embouchure du Rio Tinto) ; le port de Cadix, d’où elles devaient initialement appareiller, avait alors pour mission de faire embarquer les juifs non-convertis condamnés à l’exil par les Rois Catholiques.

 

Selon la tradition, c’est en Andalousie que Saint Jacques avait débarqué avant d’entreprendre sa prédication pour l’évangélisation de l’Espagne. Il existe au-dessus du porche de l’Eglise Santiago de Grenade une statue de Saint Jacques à la fois apôtre et pèlerin. Au cours de ma trop brève visite de cette ville, c’est Santiago « Matamoros » que je retrouve aussi bien dans la Cathédrale que dans le Musée de la Chapelle Royale. Matamore, « champion » de la Reconquête contre l’ennemi musulman, il prêche la croisade et mobilise les énergies dans la « guerre sainte contre les « infidèles. »

 

« Hijo del trueno
Caballero en blanco corcel
Hijo del trueno
Guíanos y haznos vencer. »

 

Le drapeau de la Communauté autonome d’Andalousie, la « Bandera Blanquiverde, » est vert et blanc et porte un blason représentant Hercule ; Le vert et le blanc étaient les couleurs des dynasties Omeyyade et Almohade qui donnèrent à al-Andalus les califes à l’origine de la puissance de ce royaume musulman. Ainsi donc, l’Andalousie aujourd’hui ne cherche en rien à tourner le dos à son passé ; et sa devise annonce toujours fièrement sa volonté de rayonner bien au-delà de ses propres frontières : « Andalucía por sí, para España y la humanidad. »

 

Terre de contrastes ? Terre de conflits ? Terre de rencontres ? Terre de conversions ? Terre de « convivance » ? Impossible d’enfermer l’incroyable richesse de ce carrefour de civilisations dans une seule formule ?

 

En route donc pour le « Camino Mozarabe a Santiago. » « Ultreïa ! »

 

 

 

Les ETAPES de GRENADE à CORDOUE 

 

Grenade - Pinos Puente - Moclin - Alcala la real - Alcaudete - Baena - Castro del Rio - Cordoue 

 

Symboliquement, j’entreprends toujours mon pèlerinage au moment de Pâques, cette année quelques jours après l’arrivée du Printemps. En raison de pluies diluviennes, les processions ont été annulées dans de nombreuses villes espagnoles, et si le temps s’est bien rétabli lors de mon arrivée à Grenade, les cimes de la Sierra Nevada, si proches de la côte Méditerranéenne cependant, restent encore encapuchonnées de neige.

 

De Grenade à Cordoue, sur les 160 kilomètres de mes sept premières étapes, s’étale à perte de vue un immense « Jardin des Oliviers. » Cet arbre emblématique du Bassin Méditerranéen fut introduit en Espagne par les Phéniciens et sa culture se développa après la pacification de la Bétique par les Romains.

Pendant toute une semaine, depuis le chemin, je peux contempler « la houle des oliveraies » qui monte en pente douce jusqu’au sommet arrondi des collines, s’élance à l’assaut des versants, et même grimpe aussi haut que possible, s’accrochant obstinément à la roche près des crêtes lorsque le relief devient plus accidenté. On compterait jusqu’à 165 millions d’oliviers en Andalousie, tous parfaitement alignés en suivant les ondulations du terrain, un gigantesque quadrillage qui respecte une ordonnance parfaitement géométrique répétée à l’infini, reproduite scrupuleusement à l’identique jusqu’à l’horizon.

Au printemps, époque de la taille des arbres, des équipes d’ouvriers s’y affairent. Et c’est bien rassurant de les retrouver, guidés par le bruit des tronçonneuses ou la fumée des feux de bois, quand les tailles sévères ont malencontreusement fait disparaître les « flechas amarillas » du balisage que je cherche à suivre fidèlement. Attention ! Plus tard, les oliveraies resteront totalement désertes jusqu’en novembre, époque de la cueillette.

A Baena, j’ai l’occasion de visiter une exposition très enrichissante intitulée « El Olivar y el Aceite de Oliva en Andalucia. » Parmi de nombreuses références littéraires, j’ai incidemment découvert cette citation tirée du Coran :

« Allah es la Luz de los cielos y de la tierra. Su Luz es comparable a una hornacina en la que hay un pabilo encendido. El pabilo está en un recipiente de vidrio, que es como si fuera una estrella fulgurante. Se enciende de un árbol bendito, un olivo, que no es del Oriente ni del Occidente, y cuyo aceite casi alumbra aun sin haber sido tocado por el fuego. »

 

 « Allah, Lumière dans les cieux comme sur la terre, telle une niche où se trouve une mèche allumée. La mèche est dans un récipient de verre semblable à une étoile filante ; elle brille grâce à un arbre béni, l’olivier, qui n’est ni d’Orient ni d’Occident, et dont l’huile s’embrase avant même d’avoir été touchée par le feu. »

 

 

Le rameau d’olivier est universellement reconnu comme symbole d’intentions pacifiques … et pourtant, dans ce paysage bucolique où se déroule ma première semaine de pèlerinage, chaque sommet est couronné d’une forteresse ou d’une tour de guet. De Grenade à Cordoue, « la Ruta del Califato » est également baptisée « Ruta de Atalayas. » Rondes ou carrées, ces tours de guet ont résisté à l’usure du temps et, du chemin qui serpente dans la plaine, je distingue toujours, se détachant sur fond de ciel bleu, leurs silhouettes qui se dressent au-dessus des oliveraies de part et d’autre de la vallée. C’est le cas au départ de Moclin, et encore sur le « camino » entre Alcala la Real et Alcaudete. 

 

En effet, à la limite de la Castille Chrétienne et du royaume musulman de Grenade, cette région resta longtemps une zone de combats où la frontière fluctuante avançait ou reculait en fonction de l’issue des batailles. Du VIII ème au XV ème siècle, jusqu’à la prise de Grenade en 1492, aucune victoire ne sera jamais définitive dans ce secteur et, en fonction des percées ou des retraites de l’une ou l’autre des armées, les villages fortifiés changeaient successivement de mains, se trouvant du jour au lendemain alternativement sous domination chrétienne ou arabe. Cette ligne de front mouvante se dota donc d’un véritable réseau de tours de guet édifiées sur les élévations de terrain en des points stratégiques : ces « atalayas » dominaient les plaines et les vallées et pouvaient communiquer entre elles par signaux pour rendre compte des mouvements de troupes.

 

Pèlerin de Saint Jacques lancé aujourd’hui sur cette « Ruta del Califato, » comment pourrais-je ignorer à quel point cette interminable « guerre de religions » a marqué l’histoire mouvementée de cette région. Chaque étape m’amène en fin de journée à un village fortifié juché sur un promontoire que domine une forteresse : au départ de Grenade, je tourne (à regret) le dos à « l’alcazaba » de l’Alhambra. Ce terme dérivé de l’arabe « Kassabah » désigne l’enceinte fortifiée construite en 1057 et dominée par sa tour de guet, la Torre de Vela. Le jour suivant, du paisible village de Los Olivares, un fort dénivelé me fait découvrir à Moclin, au milieu de sa double enceinte de murailles, la « fortaleza de las pupilas, escudo de Granada » avec sa gigantesque citerne souterraine, un « aljibe. » Le lendemain, par les rues étroites d’Alcala la Real, je monte à l’assaut de la « forteresse de la Mota » qui a donné son nom à la ville, le mot arabe « qalat » désignant une ville fortifiée. Du chemin de ronde, j’apprécie la situation stratégique de Moclin dont la masse sombre se détache sur fond de cimes enneigées de la Sierra Nevada. Une vingtaine de kilomètres plus au Nord, le château d’Alcaudete vient compléter ce système de défense. A Baena, au cœur de la vieille ville ou Almedina, ne subsistent que les ruines du château-fort, mais dès le VIII ème siècle, les Musulmans avaient fait de Baena une place militaire. Dernière étape avant Cordoue, Castro del Rio, d’origine romaine, fut convertie au XIIème siècle en enceinte fortifiée que domine son Castillo-Fortaleza.

 

 

 

La « RECONQUISTA »

 

Cordoue n’est plus maintenant qu’à une vingtaine de kilomètres. « La « route du califat » que je viens de suivre en remontant vers le nord-ouest relie « Grenade, raffinée et dramatique » à « Cordoue, l’universelle. » Cordoue sera reprise en 1236 par Ferdinand III de Castille et il faudra encore attendre plus de deux siècles pour que la reddition de Grenade, dernier bastion maure de la péninsule ibérique, marque la fin de près de huit siècles d’occupation arabo-musulmane. L’implantation stratégique des forteresses et des « atalayas » peut en partie rendre compte de la difficulté de cette Reconquête.

Alcala la Real et Alcaudete sont deux étapes du sud-ouest de la Province de Jaén ; cinquante ans avant la prise de Cordoue, en 1212 avait eu lieu, au pied de la Sierra Morena, près du « Desfiladero de Despenaperros, » la bataille de Las Navas de Tolosa, une éclatante victoire des armées Chrétiennes. Etape décisive dans la longue campagne pour chasser les musulmans d’Espagne, capitale pour le moral des troupes, elle met fin au mythe de l’invincibilité des Almohades.

A Cordoue, je marche d’un pas tranquille au fil d’étroites ruelles tortueuses et cette innocente balade se transforme insensiblement en une sorte de voyage initiatique où la rencontre des monuments révèle la richesse, la complexité et la fécondité des périodes successives d’une histoire mouvementée.

En dépit d’un climat de guerre endémique, le Califat de Cordoue, fondé en 939, sous la dynastie des Omeyyades, réussit à préserver une atmosphère de paix et de tolérance favorable à un exceptionnel épanouissement culturel grâce au bouillonnement intellectuel que permettait la coexistence des trois religions monothéistes. Alors que le reste de l’Europe reste plongé dans l’obscurité du Moyen-âge, Cordoue connaît déjà l’esprit de la « Renaissance, » caractérisé à la fois par la curiosité pour toutes les formes de connaissances quelles que soient leurs origines, et la volonté d’en faire l’inventaire et de les mettre à la disposition de tous grâce aux traductions. La collaboration entre lettrés juifs, chrétiens et musulmans est féconde grâce à la sagesse de cet « humanisme » qui permet aux savants tels qu’Averroès ou Maimonide (XII ème siècle) de sauver de l’oubli la « culture classique. » Pendant cette époque d’intense vitalité culturelle qui anticipe le « siècle des Lumières, » Cordoue sert de pont lancé entre l’Orient et l’Occident ; C’est aussi le chaînon qui va relier Antiquité et Temps Modernes. En dehors du savoir et de la philosophie, la médecine également s’inspire des pratiques des Grecs de l’Antiquité pour se développer, et Abul Qasim (dit Albucasis, 936-1013) rédige un traité complet où est étudiée en particulier la chirurgie oculaire.

On retrouvera encore au XIII ème siècle cet esprit d’ouverture avec le roi Alphonse X le Sage qui exigea que les ouvrages scientifiques rédigés en latin ou en arabe soient dorénavant traduits en langue castillane ; et ne rêvait-il pas d’une « medersa commune aux trois religions » ?

 « Il serait bien sûr aberrant de plaquer sur l’Espagne des trois religions le mot « convivance » …, mais il le serait tout autant de nier qu’une harmonie exista en certaines périodes, en certains lieux, souvent par la grâce de certains hommes. Individus parfois plus forts que les masses, créant des accords, des échanges, des utopies, des souvenirs, si fertiles que le présent en garde encore la trace. » (« Une très vieille convivance. » Florence Delay)

« Reconquista, » une longue période de guerre larvée et de trêves, une succession d’escarmouches, de coups de main, d’avancées et de replis … « Le concept même de Reconquête (sera) forgé après coup. On ne peut appeler Reconquête, ironisait le philosophe Ortega y Gasset, une guerre qui dura huit siècles … »

En 1236, le roi Ferdinand III le Saint proclame que la prise de Cordoue symbolise le triomphe de la foi chrétienne en faisant précéder la bannière royale de la croix. De même, en 1492, la reconquête de Grenade marquera la fin de l’occupation musulmane. Symboliquement, la nature de cette reddition définitive dépasse son caractère purement militaire ou territorial ; pour bien marquer que la page de l’Espagne musulmane était tournée, et qu’il fallait d’abord en rendre grâce à Dieu et à Saint Jacques, patron et protecteur de l’Espagne, la Croix de la Chrétienté et l’étendard du Saint précédaient la bannière des Rois Catholiques lors de l’entrée solennelle des vainqueurs dans la ville.

« Saint Jacques. Grenade et Castille. Avec ton secours, ces villes sont placées sous l’empire du Roi et de la Reine qui par la force ont amené à la foi catholique cette ville de Grenade, ses forteresses, tout son royaume avec l’aide de Dieu, de la Vierge Marie et de Saint Jacques, et d’Innocent VIII, avec les prélats, les gens, les villes, les peuples desdits Roi et Reine et de leurs royaumes. »

Et pour marquer que jamais plus l’Andalousie ne connaîtra d’humiliation, les Rois Catholiques font édifier la Capilla Real où leurs dépouilles reposeront dans la crypte pour l’éternité. Une page d’histoire est bien définitivement tournée.

L’esprit de tolérance qu’avait connu Cordoue continue à prédominer dans cette ville après sa conquête et son rattachement au Royaume Catholique de Castille. Aux yeux de Florence Delay, ce climat pacifique illustre le « cum vivere » dont elle éprouve aujourd’hui la nostalgie : « Je revis des clochers en brique ressemblant à des minarets, des églises en forme de synagogues, j’entendis bruire l’eau des fontaines à l’intérieur d’une cathédrale qui était une mosquée. » Les civilisations s’enrichissent de leurs apports mutuels et, en architecture, les nouveaux édifices chrétiens inspirés des techniques de l’art musulman relèvent d’un style nouveau, le « mudéjar. » Les artisans musulmans se regroupaient en communauté dans leurs quartiers, les « morerias » ou « aljamas,  » mais occupèrent également les « juderias » après le décret d’expulsion des juifs. 

Dans la réalité, la priorité est d’effacer le plus rapidement possible toute trace de la religion musulmane en édifiant dans la ville de nouveaux lieux de culte pour les catholiques : Cordoue compte 14 églises dites « fernandines » construites sur ordre du roi Ferdinand III.

 L’église Santiago est l’une d’elles, son emplacement est celui d’une ancienne mosquée, et son clocher comme celui de plusieurs autres églises, en est l’ancien minaret. La statue du Saint y domine l’autel, représenté à la fois en pèlerin avec bourdon et coquille et en apôtre diffusant l’évangile.

 

Mais évidemment la « reconversion » en cathédrale la plus étonnante reste celle de la grande mosquée, la plus importante jamais construite en Europe avec son labyrinthe de 856 colonnes qui supporte deux étages d’arcades de brique rouge et de pierre blanche. Les Chrétiens ayant repris possession de la « mezquita » (édifiée en forme de croix latine sur l’emplacement d’une église wisigothique,) une première cathédrale y fut immédiatement consacrée. Une légende soutenait qu’Al Mansour après le sac de Saint Jacques de Compostelle (997) avait fait fondre les cloches de la cathédrale pour les transformer en lampes à huile destinées à illuminer l’intérieur du temple d’Allah. Le roi, dit-on, mit fin à ce sacrilège en rendant à Saint Jacques de Compostelle le bronze de ses cloches.

D’autres transformations radicales s’imposaient : dans la vaste cour musulmane entourée de véritables murailles, les palmiers, symboles de l’Islam, furent remplacés par des orangers. Les nefs donnant sur le patio furent fermées, des cloisons élevées pour aménager des chapelles, le minaret coiffé d’un clocher lui-même couronné par une sculpture de Saint Raphaël, archange gardien de la ville.

Finalement, malgré les mises en garde, en 1523, Charles Quint autorisa le commencement des travaux de construction d’une véritable cathédrale. Cette implantation, où vont successivement se mêler les styles gothique, Renaissance et baroque, est inscrite au cœur même de la mosquée que va dorénavant dominer, écraser, une coupole inspirée de la Chapelle Sixtine. L’hétérogénéité époustouflante du résultat est certes unique, mélange de civilisations, de cultures, de religions. L’empereur aurait déjà en son temps regretté sa décision en constatant à quel point la beauté et la perfection de l’architecture arabe se trouvait dénaturées par la juxtaposition d’une construction majestueuse dont la prétention jurait avec l’harmonie et la simplicité de l’ensemble préexistant :

« Si j’avais su, aurait-il dit aux chanoines, ce que vous vouliez faire, vous ne l’auriez pas fait car ce que vous faites-là peut se trouver partout, tandis que ce que vous aviez auparavant ne pouvait se trouver nulle part ailleurs. »

Mais les considérations esthétiques n’étaient pas la priorité de l’époque consacrée à l’évangélisation des populations des territoires reconquis. C’est Santiago Matamore qui figure dans la Cathédrale de Cordoue. Ce mot d’ordre de reconquête des âmes s’illustrera de façon encore plus explicite avec la construction du maître-autel de la Cathédrale de Grenade où « l’Eucharistie triomphe au centre d’une ville encore musulmane. » Ici aussi se dresse avec superbe la statue de Santiago Matamore à cheval brandissant son épée au-dessus des têtes des Maures terrifiés.

 

Dans toutes les villes qui s’échelonnent au bord de la Route du Califat, je vois, érigées au fur et à mesure de leur libération sur l’emplacement des mosquées, d’imposantes églises au cœur même des murailles qui encerclaient les forteresses arabes : au cours de ma progression sur le « Camino Mozarabe a Santiago, » je découvre ainsi à Grenade l’Eglise Santa Maria de la Alhambra, première cathédrale de la ville, à Moclin, l’Iglesia de la Incarnacion, à Alcala la Real, l’Iglesia Mayor Abacial de la Fortaleza de la Mota, à Alcaudete, Santa Maria la Mayor, à Castro del Rio, l’Iglesia Nuestra Senora de la Asuncion et à Baena, Santa Maria la Mayor.

 

Cette volonté de s’affranchir définitivement des influences des autres religions avait abouti dès 1481 à restaurer l’Inquisition et, par la suite en 1492 à décréter l’expulsion des juifs non convertis, puis en 1609 celle des Morisques, les musulmans convertis. A Cordoue, la « Sinagoga » est l’une des trois synagogues conservées de l’Espagne médiévale après avoir échappé aux destructions lors de la mise à sac des quartiers juifs en 1391. A Grenade, « El Realejo, » le Quartier Royal a été construit sur l’emplacement d’une « juderia » rasée après l’expulsion brutale de ses habitants. L’Espagne va renoncer sans état d’âme « aux traces du long passé partagé, à la richesse d’une double ou triple appartenance » et sacrifier au mythe de la « limpieza de sangre, pureté du sang que l’histoire s’était chargée de mêler. »

 

 

 

La CANADA REAL SORIANA 

 

 Cordoba - Cerro Muriano - Villaharta - Alcaracejos - Hinojosa del Duque -Monterrubio de la Serena

 

J’ai peu rencontré de pèlerins sur le « Camino Mozarabe, » et après l’évocation de l’Histoire tumultueuse de Cordoue, pleine de bruit et de fureur, le chemin qui me sépare encore de l’Estrémadure va me permettre de retrouver le calme, la paix, et le silence de la nature après l’animation bruyante de cette ville touristique.

 

Je retrouve la campagne dès la sortie de la ville, et des repères qui m’étaient familiers sur la « Via de la Plata » : les voies romaines et les pistes de la transhumance qui remontent à l’Antiquité et dont les itinéraires souvent se confondent. L’invasion romaine suivit ces sentiers, utilisés à l’origine par les troupeaux, et depuis les ports de débarquement sur la Méditerranée progressa vers le Nord-Ouest de la péninsule jusqu’aux rivages de Galice sur l’Atlantique.

Avec la colonisation, l’exploitation des richesses minières, la prospérité qui s’ensuivit, Cordoue fut successivement érigée en capitale de l’Hispanie Ultérieure, puis de la Bétique (Colonia Patricia Corduba). Les Romains mirent en place tout un réseau de communication pour la relier aux autres provinces occupées, et en priorité avec Mérida, capitale de la Lusitania (Colonia Emerita Augusta.) Certaines des bornes miliaires qui jalonnaient ces voies romaines ont été retrouvées sur cet itinéraire.  

Par la suite, ces routes furent empruntées pour le transport des marchandises au Moyen-âge et pour les mouvements des troupes musulmanes ou chrétiennes et, en temps de paix et de liberté de culte, par les pèlerinages des Chrétiens mozarabes des royaumes musulmans.

« La mayor satisfacción de este recorrido es poder pisar, como tantos miles de pies a lo largo de tantos siglos, la antigua calzada romana « Córdoba- Mérida. »

 

Entre Grenade et Cordoue, j’avais déjà suivi un des tronçons importants de la « calzada romana » que rejoint, au niveau de Laguna de Salobral, la voie en provenance de Jaen. A Cordoue, dans la Chapelle de l’Inquisition de l’Alcazar, dont les murs sont ornés de pavements de mosaïques romaines du III ème siècle, l’occasion m’avait été donnée d’admirer un sarcophage romain de la même époque, et une statue du philosophe stoïcien Sénèque. Et à peine sorti de la ville, les murailles franchies, un premier pont romain enjambe l’arroyo de Pedroche, puis un autre plus authentique qui débouche immédiatement sur la « Canada Real Soriana. » Dans cette cuvette, les bergers regroupaient leur bétail pour faire le décompte des têtes de chaque troupeau. 

 

Un panneau précise qu’il s’agit d’une des sept plus importantes voies de transhumance de la « Honrado Concejo de la Mesta de Pastores, » fondée par ordonnance royale en 1273 pour organiser les déplacements de troupeaux dans la péninsule. La « Canada Real Soriana » était empruntée par les troupeaux originaires de Soria, sur les contreforts montagneux du Système Ibérique dans la province Castille et Leon, pour gagner en Andalousie la « comarca de los Pedroches » et les environs de Séville.

 

Le « Camino Mozarabe a Santiago » que j’emprunte va remonter en cinq étapes cette Canada Real : depuis le pont romain sur l’Arroyo de Pedroche des environs de Cordoue, il remonte vers l’Estrémadure en franchissant bientôt, près du Sanctuaire de la Virgen de Linares, un vieux pont romain en dos d’âne d’une seule arche sur l’arroyo de Linares, et gravit « la Loma de los Escalones » avant de rejoindre El Vacar. Le Chemin de Saint Jacques conduit à Cerro Muriano (la Montagne du Maure) que la Canada Real contournait par la « venta de los Romanos. »

 

Le chemin est tracé en pleine nature, mais il conserve l’empreinte de la richesse de son histoire. Cette voie qui unit les Vallées du Guadalquivir, qu’un pont romain franchit à Cordoue, à celle du Guadiana que traversait à Mérida un autre pont romain, va rencontrer un obstacle : la Sierra Morena. Dès la première étape, il me faut affronter la dure ascension de « la Loma de los Escalones » et l’évocation de cette appellation dispense de toute description. Ce tronçon de « antiguo camino de la Sierra de Córdoba » fut par endroit taillé dans la roche, creusé « au marteau et au ciseau. » Un tel « travail de romains » se justifiait par la nécessité d’acheminer vers Cordoue les richesses minières exploitées dans la région, le cuivre de Cerro Muriano, le plomb et l’argent de la Sierra Morena, et le mercure de Sisapo, dont le nom signifie en Celte « mine cachée » et qui recelait le plus important gisement de mercure connu jusqu’à nos jours. Les Arabes nommèrent cette ville « Almadén del Azogue, » ce qui signie littéralement « mines de mercure. »

La présence de fossiles sur les parois nous fait remonter beaucoup plus avant dans le temps, à l’époque où, il y a trois cents millions d’années, ce cañón, comme toute la région, était recouvert par les eaux de la mer.

Au pied de « la Loma de los Escalones » se trouve le sanctuaire de Nuestra Senora de Linares que le roi Ferdinand III fit édifier après avoir repris Cordoue aux Islamistes, sur l’emplacement d’une tour de guet arabe. Au sommet de ce dénivelé, je peux encore jeter une dernière fois un coup d’œil panoramique sur Cordoue et sa « vega », l’immense plaine ceinte de montagnes qui l’entoure.

Cerro Muriano, but de cette première étape, ville minière depuis cinq mille ans, possède un très intéressant musée du cuivre ; le jour de ma visite, il accueillait une exposition des photographies de Frank Capa, dont le célèbre cliché de ce correspondant de guerre : « Mort d’un milicien, Cerro Muriano (front de Cordoue), 5 septembre 1936, » publié en couverture par Life Magazine le 12 Juillet 1937. L’histoire contemporaine et ses évènements les plus douloureux rejoignent ici le chemin de Pèlerinage.

 

Un géographe musulman indique dans ses écrits que pour se rendre de Cordoue à El Vacar, les troupes à pied mettaient une journée de marche : l’étape fait 30 kilomètres ... mais il faut tenir compte de l’obstacle de « La Loma des Escalones » dont je viens de faire l’expérience. Un « castillo » musulman, dont j’aperçois la structure dans le lointain, se dressait à Espiel pour défendre la capitale des incursions venues des royaumes catholiques plus au nord. 

Le relief et la végétation vont changer car je quitte la vallée du Guadiato pour pénétrer dans la Sierra Morena, et au-delà de Villaharta, le chemin va suivre à nouveau des « via pecuarias » à travers la vallée de Los Pedroches avant de remonter vers le « Cerro de la Chimorra, » le sommet le plus élevé de la moitié nord de la province qu’il domine de ses 959 mètres. Faute de bien suivre le balisage, c’est malheureusement par la route que je rejoins Alcaracejos après avoir franchi le Puerto del Calatraveño (750 mètres) où la sculpture d’Aurelio Teno salue le courage invincible de l’homme qui a quitté sa terre : « : el hombre de Los Pedroches, aferrado a su tierra, que debe marchar obligado por fuerzas ingobernables, pero que no olvida atrás a su tierra y sus principios. »

L’étape suivante, Hinojosa del Duque, offre la surprise de visiter l’église San Juan Bautista baptisée « Cathédrale de la Sierra, » œuvre des architectes de la Cathédrale de Cordoue ; et bientôt je vais atteindre, juste avant mon arrivée à Monterrubio de la Serena, le pont qui franchit le rio Zujar et marque mon entrée en Estrémadure. Je passe, sous une pluie battante, de la province de Cordoue dans celle de Badajoz, et laisse à regret l’Andalousie derrière moi.

 

« Guarda tus mejores recuerdos, y si llegas a viejo, que te sirvan. »

 

Et là, une effroyable dégradation des conditions météorologiques me pousse à renoncer à mon projet d’achever le Camino Mozarabe pour rejoindre en quatre étapes Mérida et la Via de la Plata. La consultation de la presse confirmera le bien fondé de l’alerte orange lancée par les autorités puisque les rafales de vent arracheront cinq cents oliviers. 

 

 En raison des vicissitudes de leur Histoire, les Espagnols ont appris à subir, non seulement avec une forme de dignité tranquille, mais même en assumant une certaine fierté, les échecs et les revers. « Aguantar, » comme essaie de le définir Michel del Castillo, c’est « supporter, avec une nuance de résignation fataliste » et cette parfaite maîtrise de soi s’accompagne « d’un mélange de défi et d’impassible dédain, (voire) d’un orgueil méprisant. » J’aurais encore beaucoup à apprendre de l’âme espagnole pour ne pas me résigner à monter dans l’autocar avec un sentiment d’amertume à l’idée d’abandonner le pèlerinage si près du but … Je trouve cependant une certaine consolation en me disant que j’ai accompli intégralement la partie andalouse de ce « camino mozarabe » et que j’entreprends le voyage de retour enrichi des expériences, des découvertes et des connaissances que j’ai pu accumuler au fil du chemin …

A donde vas, romero,
por la calzada ?
Que no soy romero,
Soy santiaguero.
A Roma van por tierra.
Yo miro al cielo.
Va la luna conmigo
Descalza. Y sigo.

(El Santiaguero Gerardo Diego - 1896 - 1987)

 

 

Pierre Roussel (spqrssl@orange.fr)