« SORTIE CULTURELLE » (23, 24, 25 et 26 SEPTEMBRE 2005) Saint BERTRAND de COMMINGES. VALCABRERE. CONQUES. ROCAMADOUR. ALBI

« Le « Roman » à livre ouvert sur les Chemins de Saint Jacques ... »

Vendredi 23 : Notre joyeuse cohorte d’une bonne trentaine de pèlerins rejoint la Route du Piémont pour faire halte à Saint Bertrand de Comminges et contempler, médusée, l’imposante cathédrale Sainte Marie au sommet de son acropole (515 mètres), sorte de Mont Saint Michel transporté au sein d’un décor pyrénéen. Le champ de fouilles archéologiques au pied du piton, musée à ciel ouvert, témoigne de l’importance de l’antique cité gallo-romaine de Lugdunum Convenarum. Le parvis de la Cathédrale est dominé par un clocher de 33 mètres dont la vocation militaire évoque l’architecture des donjons. Le tympan organisé autour de la Vierge figure l’adoration des mages. La Cathédrale abrite dans l’avant-nef limitée par le jubé un buffet d’orgues du XVI° siècle, et au centre du sanctuaire le mausolée de Saint Bertrand. Mais, phénomène unique, non seulement cet édifice illustre ce moment charnière de l’Histoire de l’Architecture où le Roman cède la place au Gothique, mais, de plus, un chœur « Renaissance, » une véritable « église de bois » réservée aux chanoines du chapitre, occupe la nef. Cette cathédrale est un exceptionnel condensé de l’histoire de l’art religieux. Autre originalité : le cloître roman avec son pilier des Quatre Evangélistes possède (en contradiction avec l’étymologie même du mot « cloître ») un côté ouvert sur la campagne, un belvédère d’où il est possible d’apercevoir Valcabrère, « le val des chèvres, » notre prochaine étape.

Un autre édifice exceptionnel, cette basilique Saint Just de Valcabrère ! Ce joyau du plus pur style roman, simplicité, dépouillement, luminosité, n’est rien d’autre qu’un « chef d’œuvre dans l’art du réemploi, » un assemblage réussi, harmonieux, de matériaux hétéroclites récupérés et « recyclés. » Juste retour des choses, dira-t-on ! Certains édifices religieux ont servi de carrière, ici on a construit une basilique avec les pierres des temples et autres bâtiments païens ; certains remontaient à l’occupation romaine comme en témoignent les inscriptions funéraires en latin et un masque du théâtre antique. Les fidèles avaient coutume de passer sous le reliquaire posé à hauteur d’homme sur quatre colonnes, se plaçant ainsi littéralement « sous la protection » des saints. La sépulture d’un pèlerin aurait été découverte sur ce site.

En fin d’après midi, notre petite troupe s’approche de Conques, site privilégié sur la « Via Podiensis. » Pour les pèlerins de Saint Jacques, l’origine du nom de Conques ne peut tout naturellement venir que de "Concha." En contrebas de l’étroite route sinueuse, les trois tours de l’Abbatiale Sainte Foy et les toits de lauzes des maisons nichées au creux d’un vallon se laissent enfin entr’apercevoir malgré les arbres. Notre réception par la Communauté des Frères Prémontrés (venus de l’Abbaye Saint Martin de Mondaye en Normandie) respecte à la lettre l’enseignement de Saint Matthieu ; l’évangéliste préconise que « tout homme-pèlerin soit accueilli comme le Christ. » Non sans humour, ces chanoines réguliers se veulent des « contempl’actifs ! »

Cette première soirée, tout comme chacune des suivantes, sera imprégnée de la spiritualité du lieu : après un bénédicité recueilli mais chaleureux, les convives entonnent « Ultreïa » et une chorale basque spontanée une partie de son répertoire. Le chœur de l’Abbatiale illuminée où « l’art roman exulte, » nous reçoit pour les complies, la bénédiction des Pèlerins, le Salve Regina (avec le renfort puissant des voix basques) et une méditation accompagnée au piano, à l’orgue positif, puis par les Grandes Orgues. Cette « nocturne » offre la chance de déambuler lentement, silencieusement, dans la nef éclairée par des bougies déposées au pied des piliers et par les vitraux de Pierre Soulages ; la simplicité de leurs motifs s’accorde avec l’austérité de l’architecture, et le verre évoque le gypse translucide des premières églises romanes primitives.

Samedi 24 : Une marche symbolique sur les traces des pèlerins dans un environnement préservé fait prendre conscience du caractère particulier de ce « relief en creux » : le plateau est balafré de falaises vertigineuses et de profondes vallées. La Chapelle Saint Roch de Noailhac se dresse sur le plateau : Saint Roch, représenté en pèlerin avec le bourdon et la coquille, était invoqué au moment des épidémies de peste ; vers le XVe siècle, il prit parfois la place de Saint Jacques dans de nombreuses églises et chapelles autrefois dédiées à l’apôtre de l’Espagne. Dans son écrin de verdure à mi-pente, l’humble petite Chapelle Sainte Foy, lieu de pèlerinage paisible et retiré, domine Conques et le vieux pont « romain » construit en 1410, ce « Pont des Pèlerins, » (les « romieux, ») : les cinq arches de cet ouvrage en arc de cintre enjambent le Dourdou et témoignent de l’importance de cette étape dans le pèlerinage vers Saint Jacques de Compostelle.

La visite du Trésor de la Cathédrale, « Trésor de l’an mil, » édifié près des vestiges du cloître roman, encore orné de sa fontaine en serpentine, (matériau provenant de la région de Decazeville,) soulignera la valeur des reliques aux yeux des pèlerins du Moyen-âge. La Majesté d’Or de Sainte Foy, recouverte d’or et constellée de pierres précieuses offertes par les pèlerins de qualité, abrite une relique de la sainte, à l’origine jalousement conservée à Agen, mais objet en 866 d’un rocambolesque « transfert furtif, » euphémisme choisi pour désigner un « emprunt » parti-culièrement indélicat. Malgré leur origine douteuse, ces reliques provoquèrent des miracles, guérison d’un aveugle et libérations de prisonniers, prodiges baptisés curieusement et humblement pour cette petite martyre chrétienne « badinages, » mais officiellement attestés par le « Liber miraculorum Sancte Fidis. »

En fin d’après midi, face au portail, les pèlerins attentifs suivent une description détaillée et commentée de façon très vivante du Tympan du Jugement Dernier : sculptée dans la pierre, une multitude de personnages répartis en deux camps très contrastés attire le regard, fascine, hypnotise, interpelle. Le cortège calme et ordonné des « sanctifiés » au visage serein tourné vers le Christ s’oppose violemment au tumulte de la foule des damnés qui, pour avoir choisi de ne pas veiller à leur salut, se trouvent livrés sans appel aux supplices et aux tortures de créatures démoniaques.

L’Abbatiale de Conques (XI° et XII° siècles), « Joyau de l’Art Roman, » restera inscrit dans notre souvenir comme un témoignage gravé dans la pierre par les moines-bâtisseurs du Moyen âge : il incarne, matérialise, transmet et perpétue l’empreinte de la foi sur la vie quotidienne de chaque individu de la société à cette époque.

Dimanche 25 : Suivant l’exemple des nombreux pèlerins venus du Puy en Velay, nous ne pouvons ignorer l’attraction de ce haut lieu spirituel de la « via Podiensis » que représentent au cœur des Causses du Quercy les sanctuaires de Rocamadour, étape médiévale incontournable mais au prix d’un détour depuis Figeac. Dès l’Hospitalet, qui accueillait déjà les pèlerins au XIIIème siècle, le regard est fasciné par la découverte de la cité en paliers agrippée de façon vertigineuse à la paroi rocheuse et ramassée à l’abri d’un surplomb de la falaise : surmontés par le Château, les sanctuaires adossés à la muraille calcaire dominent les toits des maisons aux toits bruns.

Selon la légende, Rocamadour fut fondé à l’endroit où Roland trouva la force de lancer son épée avant de rendre le dernier soupir. Et Durandal est restée depuis fichée dans la rocher.

Ce lieu sauvage, isolé, difficile d‘accès, devint un lieu de pèlerinage après la découverte en 1166 du corps parfaitement conservé d’un ermite, Saint Amadour, « l’amoureux du rocher, » : il s’était retiré au-dessus du précipice, près d’un sanctuaire primitif dédié à la Vierge. Dès le XII° siècle, furent successivement édifiés sept sanctuaires d’inspiration romane en partie creusés dans la roche et imbriqués étroitement les uns dans les autres. En raison de l’exiguïté des plates-formes en corniche offertes par le relief, ces constructions incroyablement hardies au-dessus d’un gouffre lancent et relèvent depuis des siècles un véritable défi à l’équilibre : la basilique Saint Sauveur, la Crypte des Saints, les chapelles Saint Michel avec ses fresques extérieures en parfait état de conservation, Saint Jean, Saint Blaise, Sainte Anne, et avant tout la Chapelle Notre Dame, cœur du pèlerinage qui abrite la statue de la Vierge Noire avec l’enfant Jésus sur un genou et la cloche miraculeuse qui sonnait pour annoncer que la prière des marins en grand péril était exaucée.
Les pèlerins, pour faire pénitence, gravissaient à genoux les 233 marches des escaliers depuis les portes fortifiées des remparts de la ville ; ils méritaient bien de repartir sur le chemin en emportant une médaille, une amulette, un talisman qui les protègerait des dangers, la « sportelle » (de « sporta, » besace du pèlerin). Le Musée d’Art Sacré (dédié à Francis Poulenc,) en présente un spécimen. En raison de la tiédeur de notre foi, les drôles de pèlerins que nous sommes repartirent sous un ciel menaçant et en essayant d’oublier les frayeurs provoquées par les secousses d’un ascenseur « incliné » bien lunatique, un automate programmé aux sautes d’humeur imprévisibles ... Certains furent mieux inspirés en choisissant de gravir le Chemin de Croix ...

A notre retour, Conques nous accueille sous un ciel bleu, et nous réserve la surprise d’une découverte émerveillée de l’étage des Tribunes : on y déambule tranquillement « entre ciel et terre » au milieu d’une forêt de 250 piliers, chacun couronné de son chapiteau sculpté, les uns inspirés de simples motifs végétaux, les autres « historiés » de scènes bibliques pour l’édification des fidèles.

Un « Apéritif dînatoire » partagé avec les frères, les accueillants et les pèlerins de passage manifestera notre reconnaissance pour l’accueil spontanément chaleureux offert à l’Abbaye.

Lundi 26 : Etape sur le chemin du retour, Albi, fièrement installé sur les rives du Tarn, à l’ombre de la cathédrale-forteresse Sainte Cécile, « vaisseau de briques » pétries dans l’argile dont la chaude couleur rouge caractérise l’architecture. Ce chef d’œuvre du gothique méridional inspire d’abord l’effroi. L’aspect austère, rébarbatif, dissuasif de son apparence extérieure massive et imposante inspirée par l’art militaire se comprend au lendemain de l’hérésie Cathare. Mais elle sait se faire pardonner cet accueil peu chaleureux par la richesse et la finesse de la somptueuse décoration qui éblouit le fidèle dès qu’il passe le porche : Le Jugement Dernier est à nouveau illustré ici par une gigantesque peinture murale « à la détrempe » : les impies jetés en enfer subissent les supplices les plus raffinés et les plus épouvantables en fonction des péchés capitaux qu’ils ont commis ; au-dessus d’eux, le Ciel, où sont accueillis, mais encore selon un protocole rigoureux très hiérarchisé, ceux qui ont su résister aux tentations et accomplir (et faire dûment enregistrer) de bonnes œuvres ici bas.
Autres merveilles de raffinement : le jubé et la clôture du chœur en gothique flamboyant et les peintures italiennes d’inspiration Renaissance qui ornent sur toute sa superficie la voûte de la nef, immense ciel bleu où figurent les bienheureux qui ont su gagner le « royaume des cieux ». Le pastel fit en son temps la richesse de cette région avant de se trouver supplanté par l’indigo.

Avant de quitter Albi, ville natale de l’artiste, une visite, même trop courte, du Musée Toulouse Lautrec s’imposait : c’est dans l’ancien Palais-forteresse des Evêques édifié au XII° siècle que sont exposés de nombreux autoportraits « à charge » de cet artiste de génie ; paradoxalement, toujours dans ce cadre inattendu, le visiteur peut s’extasier devant l’évocation crue et sans apprêt du monde trouble de la nuit, intimité, chaleur et complicité du monde des artistes de café-concert. Un dernier regard depuis la promenade qui domine les jardins à la française de ce Palais de la Berbie sur les toits de la ville, et c’est bientôt l’heure de tourner la dernière page de ce merveilleux voyage.

Pendant ces quatre jours, nous avons déchiffré, décrypté, « à livre ouvert, » face aux œuvres d’art qui nous ont été léguées, le « roman. » Projetés hors du temps, hors de notre monde, hors de l’actualité et du quotidien, nous avons été entraînés dans une dimension toute métaphysique : dans cette « bulle spirituelle » miraculeusement préservée régnaient la philosophie, la morale, l’esthétique, d’une autre époque. Ainsi, nous nous sentions plus proches de ces hommes des siècles écoulés dont les modes de pensée et de vie étaient tournés vers le divin, que de nos propres contemporains. L’inspiration des artistes souvent anonymes a emprisonné dans la pierre l’esprit qui animait cette civilisation qui fondait son unité sur la religion chargée d’enseigner, d’illustrer et de rappeler sans relâche la nécessité d’assurer son salut, de mériter la vie éternelle ... et de veiller à échapper aux flammes, aux supplices, aux tortures et aux tourments de l’enfer.